Reportage

Le souffle de Crin Blanc

Le souffle de Crin Blanc
Les gardians dans un de leurs traditionnels abrivados © Eric Guilloret/Biosphoto/AFP

La Camargue représente un des derniers espaces vierges d’Europe, avec comme figure de proue Crin Blanc, symbole d’une civilisation équestre forte et originale. Il n’y a pourtant pas de terres plus artificielles. Un fascinant paradoxe.

Des chevaux blancs galopant dans des étangs, une nuée de flamants roses, les silhouettes à la fois massives et graciles de noirs taureaux… Pour les milliers de touristes qui y convergent chaque été en quête d’authenticité et de nature préservée, la Camargue représente sans doute l’une des dernières terres vierges d’Europe. Elle incarne l’espace emblématique de la nature sauvage, celle où les cavaliers peuvent donner libre cours à leur envie de liberté. Et pourtant… Peu de territoires ont été autant fabriqués que le delta du Rhône ! C’est tout le paradoxe, le fascinant mensonge de la Camargue, nature produite par une culture, territoire des confins, stérile et salé, balayé par le vent, repaire de contrebandiers, de naufrageurs et de braconniers, qui se mue en moins de cinquante ans, par la volonté de quelques hommes d’exception, en épicentre d’une civilisation équestre suffisamment forte et originale pour fasciner le monde entier.

 Si la confrérie des gardians existe depuis le XVIe siècle, elle ne rassemble à l’origine que quelques vachers pauvres, assignés à la surveillance des troupeaux. Le cheval Camargue lui-même sert avant tout à dépiquer le blé ; la bête, rustique et mal nourrie, présente peu de similitude avec les représentants actuels de la race, qui a acquis ses lettres de noblesse avec l’ouverture d’un stud-book en 1978.

 L’histoire de la Camargue moderne commence en 1856, après une crue destructrice. Napoléon III lance la construction de digues le long du rivage et du Rhône : pour aménager cette terre hostile, il faut la défendre des assauts répétés de la mer et du fleuve. Le territoire ainsi séquestré ne peut être mis en culture sans dessalement, d’où la création d’un système minutieux d’irrigation et de drainage à partir du Rhône. Tout un réseau de canaux, appelés roubines, converge vers le pivot central de la Camargue, l’étang du Vaccarès, une lagune d’environ 6500 hectares.

 Livrée au riz, au blé et à la vigne, la Camargue utile est née. Elle devient aussi celle des saliniers, puisqu’il faut d’immenses quantités de sel et de potasse pour alimenter la révolution industrielle. En pompant l’eau de mer, les Salins créent des écosystèmes saumâtres propices aux flamants roses, oiseau emblématique de ce qui est en réalité un immense polder agri-industriel, selon la formule du géographe Bernard Picon. L’État comme les utilisateurs de la Camargue sont vite convaincus de la nécessité d’en sanctuariser les espaces remarquables :  le Vaccarès devient réserve intégrale en 1927.

 C’est à cette époque que le marquis Folco de Baroncelli entre en scène. Né en 1869, ce pilier du Félibrige, le mouvement littéraire créé par Frédéric Mistral pour réhabiliter la langue d’oc, choisit de s’installer en Camargue avec d’autres passionnés, tels Joseph d’Arbaud, l’auteur de la Bête du Vaccarès. Achetant des terres et du bétail, ils décident de réactiver des usages équestres et tauromachiques anciens. En 1904, Mistral reçoit le prix Nobel de littérature pour son oeuvre écrite en provençal. En 1905, alors que Buffalo Bill effectue une tournée triomphale en Europe, Baroncelli assiste à son spectacle à Nîmes et noue des liens d’amitiés avec les Indiens du Wild West. Il invente alors le costume gardian traditionnel, mêlant les influences américaines – chapeau et bottes d’inspiration western – et provençales, avec le pantalon peau de taupe à liseré noir, la chemise en tissu imprimé, le gilet et la veste de velours noir, et surtout le trident à trois branches, destiné à trier le bétail. Pour Baroncelli, la Camargue figure une Atlantide jailli des eaux, dont les gitans seraient une déclinaison des Indiens.

 Quatre ans plus tard, en 1909, Baroncelli lance officiellement la Nacioun gardiano, la nation gardiane. Refusant le rouleau compresseur de la modernisation industrielle, il invente une société catholique et chevaleresque dont il codifie les rites. La bouvine, centrée sur la vie de la manade, devient le socle de la culture camarguaise et Baroncelli, son grand ordonnateur. La course camarguaise, qui fait intervenir des raseteurs habillés de blanc courant vers le taureau pour lui enlever les attributs fixés sur ses cornes, ne se termine jamais par une mise à mort, à l’inverse de la corrida espagnole. Bien au contraire : le biou camarguais, qui est en réalité un boeuf, donc un animal castré, est le véritable héros de la fête. Celui de la manade Aubanel, Vovo, est immortalisé aujourd’hui devant l’arène des Saintes-Mariesde- la-mer en train de donner son fameux “coup de barrière” :  le bon biou est celui qui sait s’élever en frappant de toute la force de son poitrail l’enceinte de bois protégeant les raseteurs...Lire la suite...